"La mort est un ennemi supérieur en ombres." [Shûhei]

La journée avait été calme et plus que banale pour le psychologue du lycée 111. Il avait l'impression parfois en discutant avec les rares élèves qui venaient le consulter, de se heurter à un mur d’incompréhension.Tout ces jeunes mutants, ces petits monstres, lui racontaient leur problèmes avec tant de confiance, en pensant que lui qui était comme eux pouvait les comprendre. Mais Haruka ne se sentait pas comme eux, et lorsqu'il hochait la tête avec un air entendu, ce n'était jamais par empathie.

L'ombre avait été envoyé entre ces murs pour une raison précise, et jusqu'à présent malgré tout les changements qui s'était opéré dans sa vie personnelle, il s'y était tenu. Depuis environ 2 mois il notait chaque détails, chaque information qui pouvait se révéler utile voire importante à savoir pour la suite. Et ce soir là encore, assis sur le canapé de la salle des professeurs, il notait.

Un gobelet de café vide à la main, et un stylo dans l'autre, il résumait son dernier entretien de la journée sur un imposant cahier ouvert sur ses genoux. La pièce s'était vidée considérablement, passé 18 heure, et en voyant le soleil se coucher doucement à travers la fenêtre, l'ombre jugea qu'il était temps pour lui aussi de quitter les lieux. Il jeta son gobelet vide dans la poubelle avant de se redresser pour s'étirer rapidement.

Son cahier sous le bras, il commença à quitter la salle des profs en réajustant vaguement le col défait de sa chemise noire. La lueur orangée du crépuscule illuminait le long couloir, donnant un petit air mélancolique à ce passage habituellement très fréquenté. Haruka songeait à se rendre à un certain appartement situé sur Shinjuku lorsque le cour de ses pensées fut interrompu par la vision d'une silhouette au beau milieu de cet immense corridor.

Surpris de trouver un autre congénère avide d'heures supplémentaires, le psy se stoppa au pas de la porte pour le jauger, d'un air tout à fait indifférent cependant. Il aurait regardé de la même manière une mouche en train de se cogner sans relâche sur un carreau, mais l'homme, qui ne semblait pas encore l'avoir remarqué, n'était pas une mouche, loin de là. Son visage qu'il voyait de profil lui était inconnu, et il était adulte. Fallait-il en déduire qu'il était un intrus ?

En temps normal, l'ombre ne se serait pas soucié des allées et venues de possibles intrus au coeur du lycée, ce n'était pas son problème, mais cette fois-ci, il su tout de suite que c'était différent. Les yeux violets d'Haruka glissèrent jusqu'aux pieds de l'homme et notèrent un détail qui se voulait pourtant essentiel, aux yeux de qui s'y connaissait.
Au milieu des ombres allongés des cadres des fenêtres, celle de l'intrus brillait par son absence.

Le regard du psy se fit plus dur tandis que ses sourcils se fronçaient légèrement dans une expression de réflexion. Il sorti complètement de la salle des professeurs pour s’avancer vers l'inconnu qui avait l'air passablement perdu, et lui lança d'une voix monocorde lorsqu'il fut arrivé à un mètre de lui.

- Tu aurais dû lâcher prise quand tu en avais l'occasion.

Loin d'Haru l'idée d'avoir l'air d'une apparition funeste ou d'un fou, il fixait simplement son congénère parfaitement identifié dans les yeux, attendant de voir si ce dernier allait comprendre ce qui s'apparentait à un reproche envers lui.

Shuhei était incapable de s'expliquer sa présence ici. De l'expliquer si. Mais plutôt, il lui était impossible de la comprendre. Quel intérêt de revenir sur les lieux d'une vie finie, d'une vie perdue qui ne lui laissait que regrets et mélancolie ? Errant dans les couloirs de la pension 111, Shuhei avait besoin de se reconnecter avec sa vie d'avant. Jadis, il avait un ami, une femme qu'il avait commencé à aimer, un endroit où dormir, un métier... Que lui avait-il manqué ?

Un but.

Depuis sa naissance, Shuhei n'avait eu pour seul but que de mourir. En finir avec sa nature maudite. Atteint de lycanthropie, il ne souhaitait transmettre son mal à personne et ne désirait que mettre fin à sa souffrance, à sa solitude et à ses crimes.

Trainant son corps froid dans les couloirs désertés de la pension, Shuhei cherchait cette salle de classe que Mana lui avait réservé afin qu'il puisse dormir au chaud et en sécurité. La mémoire de Shuhei avait quelques lacunes. Il ne se souvenait plus où tait cette salle. Il s'était arrêté au milieu d'un couloir. Plus de flair pour le guider, plus d'instinct. A quoi lui servait cette nouvelle vie dépourvue de tout avantage ?

- Tu aurais dû lâcher prise quand tu en avais l'occasion.

Quelqu'un était arrivé derrière lui sans qu'il ne l'ait remarqué. Shuhei se tourna vers cette personne. Un jeune homme brun, les yeux violets. C'était bien à lui qu'on parlait. Le tutoiement avait de quoi surprendre car ce visage, Shuhei ne le connaissait pas. Peut-être qu'il l'avait oublié. Mais quel sens donner à ses propos ?

"Je vous demande pardon ?"

Le ton était neutre, quoiqu'un peu méfiant. Shuhei avait un sentiment étrange, comme s'il en savait moins que cet homme. C'était surement le cas. Shuhei plissa très légèrement les yeux, les braquant sur son interlocuteur. Si l'homme s'était trompé de cible, il l'aurait déjà manifesté par des excuses et serait parti. Mais l'homme restait là, immobile, le regardant. C'était donc bien à lui, Shuhei, que l'on s'adressait.

"Qu'est-ce que tu veux dire ?"

L'intrus s'était tourné vers Haruka au son de sa voix. Ce dernier eut alors tout le loisir de passer au crible l'expression faciale de son semblable.

"Je vous demande pardon ?"

Le psy continua de fixer l'inconnu avec intensité, il était jeune. Très jeune. Même si en apparence, Haru lui aurait donné quelques années de plus que lui. En réalité, de toute manière, il était le plus vieux des deux, et il était parfaitement conscient qu'il faisait face à une ombre qui avait moins d'un an. L'homme plissa légèrement les yeux et Haruka se demanda si il avait pressentit qu'il existait un lien entre eux. Un lien qui avait poussé Haruka à venir à sa rencontre, à le tutoyer directement et à le dévisager de la sorte.

"Qu'est-ce que tu veux dire ?"

Haruka haussa un sourcil d'un air presque intrigué. Avoir trouvé un de ses semblables, le premier qu'il rencontrait en fait, ne lui plaisait pas. S'approchant un peu plus d'un pas, il reprit du même ton placide.

- Tu ne vois pas? Je veux dire que tu aurais du te laisser mourir sagement lorsque tu en avais l'occasion.

Pour ainsi dire, il n'éprouvait aucune sympathie pour l'homme qui lui faisait face. Si il n'avait pas changé un peu ces dernières semaines, il se serait même montré agressif envers lui. C'était un sentiment qu'il ne s'expliquait que vaguement encore. Néanmoins il était décidé à en apprendre le plus possible à son sujet, sur la raison de sa présence ici. Ne serait-ce que par curiosité..ou par intérêt.

- Ce fut rapide? Long? Douloureux sans doute... C'est souvent comme ça.

Haruka s'était mis à parler encore un peu plus doucement, comme à lui-même, sans quitter des yeux celui dont il ne connaissait pas encore le nom. A quel point était-il au courant de sa situation?

L'homme avança d'un pas. L'instinct de Shuhei le fit se mettre de face totalemnt. S'il y avait danger au sein même de cette pension qui lui avait toujours offert la sécurité, alors il ferait face. Il se tenait sur ses gardes, mais il réalisa soudain qu'il n'avait rien à protéger. Cette pensée le troubla.

- Tu ne vois pas? Je veux dire que tu aurais du te laisser mourir sagement lorsque tu en avais l'occasion.

Shuhei regardait son interlocuteur avec des yeux ronds. Il eut un moment de doute. Est-ce qu'il était revenu parmi les vivants ou bien était-il coincé dans un entre deux ? Si cela était le cas, cela voudrait dire que tous les gens qu'il croisaient étaient morts eux aussi. Yuuka ? Tianshi ?... Non ils ne pouvaient pas l'être. Un curieux sentiment naquit pour cet inconnu. Shuhei se méfiait de lui mais il était de plus en plus intrigué. Il avait quelque chose qui lui faisait penser qu'ils avaient un point commun, et pourtant, Shuhei ne détectait rien qui puisse le renseigner. A part... qu'il avait l'air tout aussi irréel que lui.

- Ce fut rapide? Long? Douloureux sans doute... C'est souvent comme ça.

Cette fois, Shuhei le regarda en fronçant les sourcils. Est-ce qu'il venait se repaitre du récit de sa mort ? Non... Il savait. Cet homme savait. Il savait qu'il était mort et il savait qu'il était revenu, errant dans un lieu où il n'était plus à sa place. C'est alors que Shuhei remarqua qu'il n'avait pas d'ombre. Ni lui ni...l'homme devant lui. Perturbé, inquiet, mais avec l'espoir d'avoir enfin des réponses, Shuhei demanda d'une voix rauque :

"On est quoi ? Pourquoi on ...pourquoi on est là ? Pour combien de temps ?"

Shuhei avait peur de disparaitre d'un coup, lui qui, toute sa vie n'avait aspiré qu'à la mort. Voilà que maintenant il se raccrochait à un ersatz de vie.

"Qu'est-ce qu'il faut faire pour ... pour se sortir de ça ? Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire ?... Tu le sais toi hein ? ... Explique moi !"

A présent, la peur de Shuhei était que cet homme lui tourne le dos sans lui donner de réponse. Il fit fondre la distance entre eux et le prit par les épaules. Intimidation ? Peut-être. Shuhei voulait surtout le convaincre de ne pas partir sans lui répondre.

Haruka avait beau s’exprimer d’un air vaguement absent, il n’en observait pas moins son vis-à-vis, le moindre de ses mouvements, la moindre lueur passant dans ses yeux. Il le trouvait très expressif pour une ombre, sans doute était-ce du au fait qu’il soit encore très jeune. Ou peut-être que…Peut-etre que le détachement d’Haru n’avait rien à voir avec sa nature, mais avec son histoire personnelle. Une eventualité qui le prit de court, et qui fit naitre en lui un sentiment de jalousie sournoise envers son congénère. Si lui avait croisé un mentor, peut-etre aurait-il pu échapper à tout ça. Il ne se serait pas cru seul, isolé même au sein de ceux qu’on considère déjà comme différents. L’idée qu’il aurait pu evolué autrement le rendit légèrement amer, et ses lèvres se pincèrent imperceptiblement.

"On est quoi ? Pourquoi on ...pourquoi on est là ? Pour combien de temps ?"

L’emploi du «On» et l’expression sérieuse que l’homme affichait indiquait qu’il avait maintenant compris de quoi il retournait. Haruka se demanda un instant si il allait lui tourner le dos sans prendre la peine de répondre à ses inquiétudes. Si il avait réussi à survivre dans sa nouvelle peau sans personne pour lui expliquer, alors ce mec devrait être capable d’en faire autant. C’était son problème. L’homme dû sentir d’une quelconque manière que le brun ne serait pas très enclin à l’aider plus amplement. Il s’avança subitement vers lui pour le saisir par les épaules.

"Qu'est-ce qu'il faut faire pour ... pour se sortir de ça ? Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire ?... Tu le sais toi hein ? ... Explique moi !"

La vieille ombre ne s’était pas attendu à tant d’empressement, il fixa une seconde l’inconnu qui le serrait toujours par les épaules comme pour l’empecher de s’enfuir. Lorsqu'Haru lui répondit, son ton s’était fait moins doux, cassant et trahissant un pique de colère imprévu.

- Oui, je le sais. J'en sais beaucoup.

D’un geste vif il se saisit de ses avants bras et retira ces mains étrangères de sa personne, les maintenant loin de ses épaules sans pour autant les lacher.

- Si tu me touches encore sans ma permission, je te laisserai seul avec tes questions, c’est compris ?

Il fixait les yeux bruns de l’homme avec presque une animosité affichée desormais. Ce type là, si il avait été humain, ne l’était plus. Et il n’y avait guère qu’un seul ‘monstre’ qu’il autorisait à le toucher. En y repensant, Haru pensa également a cette égoïsme qui le caractérisait et qui avait bien faillit lui faire perdre tout ce qu’il avait à présent acquit à nouveau. Avait-il encore le droit d’être aussi égoïste, après ce qui s’était passé… ?

-La première chose que tu dois savoir..c’est qu'on ne peut pas se sortir…de « ça ». Si tu te sens capable de faire avec, alors je t’expliquerai comment faire… et tout ce que tu voudras.

Sur ces mots il lui lacha enfin les bras, et désigna du menton la salle dont l’homme venait juste de sortir au moment où Haruka l’avait apperçu.

-Cette classe est vide ? Il serait préférable de ne pas en parler au beau milieu du couloir…

L’ombre allait expliquer à son comparse la nouvelle vie qui l’attendait. Il ne savait pas encore d’où lui venait cette envie, il savait juste que c’était une chose qu’il se devait de faire. De la pitié ? Non... Ce type, aussi antipathique que sa nouvelle condition le rende aux yeux du psychologue…il avait envie de connaitre son histoire.

- Oui, je le sais. J'en sais beaucoup.

De l'agressivité. Mais ce qui surprit Shuhei, ce n'était pas cela. C'était qu'on lui empoigne les avants bras d'un geste si vif et si ferme.

- Si tu me touches encore sans ma permission, je te laisserai seul avec tes questions, c’est compris ?

Shuhei n'avait pas envie de se battre. Il avait besoin de comprendre. Cet "homme" était sans doute le seul à pouvoir l'aider. Il se contentait de regarder son interlocuteur sans chercher à se dégager de ces mains d'acier qui lui serraient les muscles comme dans un étau.

-La première chose que tu dois savoir..c’est qu'on ne peut pas se sortir…de « ça ». Si tu te sens capable de faire avec, alors je t’expliquerai comment faire… et tout ce que tu voudras.

On le relâcha enfin. Shuhei ne fit pas un geste. Il ne voulait pas risquer de perdre sa seule chance de comprendre. Il ne voulait plus offusquer l'homme et attendait avec un calme qu'il n'aurait sans doute pas eu "de son vivant".

-Cette classe est vide ? Shuhei hocha la tête pour répondre à l'affirmative. Il serait préférable de ne pas en parler au beau milieu du couloir…

Shuhei posa sa main sur la poignée de cette salle qu'il venait de quitté et qui contenait encore un matelas à même le sol, des cartons, des bouquins, des paquets de clopes, vides pour la plupart, quelques bouteilles, un petit réfrigérateur débranché et vidé. L'ancienne piaule de Shuhei. L'ancien lycan n'exprima rien sur cet endroit. Il s'appuya contre un mur, laissant le seul siège disponible, un fauteuil de bureau à roulettes, à son interlocuteur.

L'attitude agressive avait provoqué le tutoiement chez cet inconnu. Cela ne voulait pas dire que cette formulation familière était désormais permis entre eux. Par respect, politesse, et tout ce qu'on voudra, Shuhei adopta un ton posé et demanda poliment, bien que sans démonstration de sympathie particulière.

"Quand vous dites qu'on ne peut pas se sortir de "ça"... On est mort mais ... on est là, on nous voit, on nous parle... On des sortes ...d'immortels ?"

L'inconnu avait hoché la tête pour signifier à Haruka que la salle était bel et bien libre. Le psy le suivit lorsque l'homme ouvrit la porte et pénétra dans ce que le brun avait cru être une salle de classe parmi tant d'autre. Mais de toute évidence il s'était trompé, cette pièce quoi qu'elle fusse vraisemblablement une salle de classe à l'origine, avait beaucoup plus l'air d'une chambre à l'abandon désormais.

Les yeux d'Haru glissèrent sur le matelas, le frigo, et les divers débris qui jonchait le sol en compagnie de livres et de carton. Il en déduit que son semblable devait avoir vécu ici avant sa mort, ce qui représentait une possible explication à sa présence dans les couloirs du lycée à cette heure-ci. Avait-il été une sorte de squatteur, généreusement recueilli par l'ancien directeur? Pas vraiment de moyens de le vérifier...

"Quand vous dites qu'on ne peut passe sortir de "ça"... On est mort mais ... on est là, on nous voit, on nous parle... On des sortes ...d'immortels ?"

L'homme s'était appuyé au mur, lui laissant apparemment le privilège de s'assoir sur le fauteuil de bureau qui trainait. Haruka s'y assit puis se pencha pour poser ses coudes sur ses genoux et contempler son congénère, le menton calé au creux de la main.

- ...Non, pas immortels. Immuables plutôt...Si l'on a envie de mourir encore, c'est très facile. Notre corps est aussi fragile que celui des humains, à quelques détails près que tu as déjà remarqué sans doute.

Haruka se redressa pour s'appuyer pleinement sur le dossier de la chaise et croisa les bras en regardant le plafond d'un air pensif. Ce type était une ombre plutôt jeune à son échelle, avait-il eu le temps de constater tout ce qui caractérisait son nouveau corps de fantôme?

- La seule différence, c'est que si l'on choisit de saisir la seconde chance qu'on nous donne, il faudra t'attendre à voir le monde autour de toi changer sans que cela t'affecte. A l'abri des maladies et du temps qui passe.

Les yeux toujours fixés au plafond il s'amusait à faire pivoter légèrement la chaise à roulette. A gauche puis à droite, dans un bruit de grincement sinistre.

- Il faut juste s'habituer à être un monstre... Super non ?

Mais le ton du psychologue n'avait rien d'enjoué. Quiconque y réfléchissait deux minutes se rendait compte que tout ça n'était pas un cadeau pour tout le monde. Pour apprécier, il fallait y trouver du sens... Et même si Haruka avait trouvé un nouveau sens a sa vie, il conservait des craintes, des craintes directement liées à cette immuabilité qui le caractérisait, lui et l'inconnu qu'il venait de trouver dans le couloir.